L'Ethnographe

Il est une vallée dans les Alpes du Sud, versant italien, une vallée au parler occitan, orientée Est-Ouest. Son bassin supérieur est à 2065m d'altitude moyenne, il est compris dans le triangle formé par trois sommets : le Viso (3841m), le Mongioia (3340m) et le Pelvo d'Elva (3064m).

La ligne de partage des eaux n'est devenue frontière que depuis 301 ans (exactement depuis les traités d'Utrecht) ; coté français le Queyras où naissent l'Ubaye et le Guil, à l'opposé la Varaita est l'éponyme de la vallée piémontaise qui s'ouvre par trois cols vers le territoire queyrassien, col longet (2649m), col Saint Véran (2848m) et le col routier de l'Agnel (2748m).

L'auteur de l'Ethnographe fréquente de longue date ce milieu alpin (sites et gens), il nous écrit depuis le bar Monviso, à Pount Chanal (1610m, ex-escarton de Château Dauphin).

L’ethnographe. Je ne l'imagine pas autrement qu'assis dans la salle d'entrée du bar Monviso, une feuille blanche de papier devant lui, sur la table de mélèze, écrivant, comme étranger à tout ce qui est immédiat, accessoire, imprégné du décor intérieur et extérieur, sous l'inspiration du site, des gens d'ici et de la longue histoire.

Pour se lancer, il a en tête cette phrase de l'Argentin Jorge Luis Borges : « Une race en marge de l'histoire, n'ayant rien fait d'autre que de traire les vaches », à la recherche de thèmes varachiens et au-delà...

La dure vie, nourritures, vêtements, la courte saison chaude et laborieuse, l'automne, l'hiver et souvent l'obligation de s'expatrier, le retour au printemps pour reprendre les travaux de la terre, labourer, ensemencer, encore et toujours hommes et bêtes, rapprochés, soudés. L'économie et la retenue qu'exige des périodes cycliques, roides, étirées. La sobriété rude qui rationne, qui répète les mêmes gestes à l'infini. L'attitude spartiate envers l'épreuve, les maux, la mort. Le cercle étroit, le repli sur la famille, le groupe, l'attachement au clan, cousins, cousines. Le vécu, l'entraide ancestrale, le respect du côtoiement, voisins, voisines. L'amitié forgée entre les familles, les individus, l'embellissement des jeunes années, les dames, les chants, l'apprentissage curieux, lumineux de la vie, puis les recours fraternels de l'âge mûr et des vieux jours. Le choix, les préférences des amours et les obligations, les voies toutes tracées. L'éclosion des nouveaux mariés, naissances, baptêmes, les pulsions des départs obligés et des retours attendus. Les fêtes du groupe, votives, saisonnières, amicales les veilles au cœur des grands froids, le soleil sur la neige, l'éblouissement des regards, la nature avec ses droits, ses mystères, ses splendeurs. Toujours en tête, le travail, la fauchaison, le séchage, la force du mulet, la culture des plantes nécessaires et possibles, les soins et l'élevage des bêtes à lait et à laine, les coupes autorisées des arbres et l'apport bienfaiteur, protecteur du bois. Les bons ouvriers, les bonnes massières, le bon goût qui rassure et déclenche l'envie telle la beauté, peu de fantaisie qui distrait, du rire franc certes. Mais rompant parfois la monotonie, l'imprévu cruel ou heureux.

L'échappatoire de l'intérêt individuel, sa réapparition épidémique, son incitation qui ne va pas toujours jusqu'à l'accomplissement. Le frein par les autres, l'amusement qui retient. Le droit chemin avec ses héros d'autrefois, l'exemple en petits ou grands tableaux oraux, en couronnes de feuilles ornant les têtes méritantes des uns, évitant celles des mécréants.

Enfin le bar s'anime pour de vrai, la salle se remplit, des interjections se font écho, voici venue l'heure des buveurs, des joueurs de cartes et des nouvelles dites fraîches, celles qui chassent le temps historique, abolissent les repères des patientes observations.

Alors l'Ethnographe lève la tête, se tourne vers les nouveaux arrivés, esquisse un sourire dans leur direction et contre toute attente se met à rêver.

Les récits, les contes, les chants, s'éveillent, se transmettent, la geste se colporte depuis les origines, tout ce qui se crée au fil des jours, œuvres d'individus, de groupes, faits exceptionnels, légendes, aboutissent en des mythes fondateurs. L'homme conçoit sa manière d'être, en fonctions de la nature – Dieu si on l'admet ou si on le croit est inatteignable – de l'immensité des terres et des mers, des aridités, des rigueurs et enfin des florissements climatiques. L'homme saisit l'ouverture et son face à face avec le cosmos se simplifie, s'harmonise, l'abstraction effrayante perd du terrain, très peu il faut bien le reconnaître, assez pour satisfaire son intellect. Le fait étonné : les mots accompagnent son aventure, quel chemin parcouru depuis les premiers grognements, elle éclaire le débat, de la dispute naît une vision approfondie du monde, un espoir, une trajectoire d'avenir, mieux qu'une progression, il est question d'une adaptation, une projection homérique qui paraît vouloir se rapprocher du verbe créateur.

L'homme, sa mesure, son exacerbation, frotté à la réalité de sa condition, un œil vers l'absolu, aimanté, pris en des filets comme un amant, recherche sa liberté dans la perfection des sciences et des arts, atteint parfois la beauté qui ne se dément jamais... Mais direz-vous, est-ce bien encore le domaine de celui qui fait l'objet de ce portrait ?

 

Marcel Morel