Dire que j’ai failli rater ce rendez-vous de l’ASER ! J’avais la date et le lieu en mémoire : 10 septembre, le Verdon. Tout l’été j’ai balloté ça dans ma tête, depuis la grande bleue, dans l’estoufarasso du Centre Var et jusqu’à l’Alpe. Cet été 88, je m’en souviendrai, il y a fait si beau. Intenable chaleur au bureau ou dans les champs, délice en altitude près des forêts de mélèzes et de pins cembro. Puis le jour J a fini par arriver et toujours cette même idée en tête, mais pas moyen de remettre la main sur le prospectus si bien fait, lequel disait tout sur l’escapade possible.
Tant pis me dis-je après le déjeuner : « fonce à Baudinard ».
Là, sous les tilleuls, près du monument, vers le milieu de l’après-midi, j’ai vue arriver l’auto de Philippe hameau. D’un coup, ce calme lieu de transit réunissait neuf asériens. La sortie du jour qui pour moi tournait à la méridienne, avait des chances d’atteindre sa vraie dimension. Vous dirai-je que dans mon attente, alors que je prenais le frais sur un banc, j’avais vu passer une vieille dame, elle et son fils, peut-être, s’abritant chacun sous un parapluie, en guise d’ombrelles. D’un mot en provençal je liai conversation, vantant l’été encore roi et révélant que je venais voir les grottes. Soudain l’œil qui pétille, la vieille dame m’avait répondu : « c’est en bas de la route, quand on était petite, on allait s’y amuser, j’y ai pas mis les pieds depuis cinquante ans ».
De fait, il faut descendre vers les gorges.
« Tu prends le sentier à main gauche, tu piques jusqu’au Verdon, tu coupes côté cœur, forcément puisque tu es rive gauche. Tu fais craquer tes os pour franchir un obstacle de la taille d’un homme. Puis tu entres dans la cavité où un muret soutient l’étroit chemin d’accès. Là, tu n’imagines pas les surprises qui t’attendent. Tu t’enfonces encore un peu. Au départ d’un boyau, il faut te soulever sur la pointe des pieds et te hisser d’une traction des bras. Tu vois, c’est comme si tu pénétrais dans un four de boulanger (à la sortie, tu devras repasser à reculons). Sitôt après tu rampes comme ils font en manœuvres, sur le plateau de Canjuers. Tu as besoin de ta lampe électrique, pas plus : clé de voiture, montre, portefeuille, lunettes de soleil, chapeau, tu laisses tout ça à l’entrée.
Reptation … arrêt … tu souffles … tu repars … tu es happé par le silence et la nuit de la terre. Mais les soleils du Chalcolithique sont à ce prix. Tu découvres des salles, des nefs d’église, des concrétions en forme de tuyaux d’orgues, des dentelles, une marmite géante. Sur le plafond perlent des gouttelettes d’eau comme des étoiles d’argent. Tu peux toucher avec ton nez ce firmament. Le regard ébloui en cinq ou six endroits par des soleils peints il y a cinquante fois cinquante ans par d’autres bipèdes semblables à nous … Aujourd’hui encore, des chauves-souris et des hommes. Dans l’obscurité, elles te frôlent du bout de l’aile comme le ferait un vent paraclet.
Quelles émotions inoubliables s’impriment dans tout ton être, pendant cette incursion ! »
Rentré chez moi, le soir même, je racontais ça à mon voisin, distillant avec l’anis rafraîchissant un conseil : « Tu vois, si tu vas avec Philippe pour une ballade de ce genre, tu prends ta salopette à manches longues (mon ami est ancien mécanicien d’avion), et si tu mènes ta femme, c’est pas vraiment nécessaire qu’elle se fasse l’indéfrisable la veille. »
A Philippe, nous autres, ses compagnons d’un jour, nous ne lui en voulons pas pour autant, car sans lui, les soleils du Verdon nous seraient encore de la littérature.
Marcel Morel